Compte rendu paru dans Papers on French Seventeenth-Century Literature XXVIII, 55 (2001), pp. 515-519

Copyright © 2001 Gunter Narr Verlag, Tübingen
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[N.B.: Voir aussi Addendum 2007 ci-dessous et Plagiat sans fard sur fabula.org]

Richard-Laurent Barnett (éd.)

Les Epreuves du labyrinthe: essais de poétique et d'herméneutique raciniennes. Hommage tricentenaire. Sous la direction de Richard-Laurent Barnett. Dalhousie French Studies 49 (Winter 1999). 213 p.

A l'occasion du tricentenaire de la mort de Racine, ce numéro spécial de Dalhousie French Studies présente une quinzaine d'articles (dont cinq rédigés en français) - riche collection qui illustre bien la diversité des études raciniennes à la fin du XXe siècle.

Le recueil s'ouvre sur cinq essais portant sur l'ensemble du théâtre racinien envisagé sous un aspect précis: autant de synthèses suggestives, quoique forcément rapides et schématiques. James F. Gaines parcourt chacune des tragédies profanes pour y retrouver le motif de translatio imperii, entendu ici dans un sens très général pour désigner tout transfert de pouvoir (d'une nation à une autre, d'un souverain à son successeur…) et toute transformation d'un régime politique: bien des pièces de Racine thématisent l'avènement ambigu d'un «New World Order» et invitent ainsi à un rapprochement avec notre propre actualité politique. Richard E. Goodkin part des remarques de Barthes sur l'omniprésence, dans le théâtre racinien, de «femmes viriloïdes» et d'«hommes féminoïdes» pour les nuancer en fonction de la nature des sources retravaillées par le dramaturge: car c'est surtout dans les tragédies historiques que s'opère un tel «gender reversal» (à commencer par Axiane et Taxile dans Alexandre), alors que les tragédies mythologiques permettent à Racine de porter sur scène des héroïnes célèbres qui n'ont pas besoin d'être «virilisées». La distinction me semble pertinente et mériterait d'être approfondie en tenant compte des textes qui, avant Racine, célèbrent les «femmes fortes» de l'Antiquité (dont Monime, d'ailleurs, héroïne «historique» que cet article passe malheureusement sous silence). La manière dont Racine réécrit la tradition antique se trouve aussi au centre des pages qu'Alain Niderst consacre aux complexes «harmonies raciniennes»: la création poétique consiste à concilier des éléments divers et à construire une harmonie esthétique semblable à l'ordre moral qui triomphe au dénouement de la tragédie. A l'opposé d'une telle vision toute «classique», Larry W. Riggs insiste, lui, sur le caractère subversif du théâtre racinien: «Racine's tragedies, and particularly Andromaque, Britannicus, and Phèdre, work to undermine the early modern, neoclassicist orthodoxy of unitary perspective, univocal linguistic signification, social and metaphysical hierarchy, and uniform theory and norms». Enfin, Constant Venesoen présente des «Réflexions sur le péché d'adultère», en se limitant à l'adultère féminin: la tentation adultère s'empare non seulement de Phèdre et de Roxane mais touche aussi, de façon plus ambiguë, les héroïnes «vertueuses» (Andromaque, Junie, Monime); «dans tous les cas l'adultère, ou l'idée d'y succomber, reste associé à une faute irréparable et à la honte».

Suivent cinq études dont chacune analyse une œuvre individuelle, d'Andromaque à Iphigénie; aucune contribution n'est consacrée à Mithridate, qui continue décidément de faire figure de parent pauvre dans le corpus racinien. Roland Racevskis, dans «Generational Transition in Andromaque», revient sur le thème, souvent traité, de la temporalité complexe de cette tragédie: le poids du passé et des ancêtres qui pèse sur les personnages; l'instabilité du présent sous l'emprise de la passion; l'incertitude de l'avenir, symbolisée par le «mystère» Astyanax - «Et qui sait ce qu'un jour ce Fils peut entreprendre?» (je rappellerai néanmoins que pour les lecteurs-spectateurs ce mystère est éclairci, en quelque sorte, par la légende rétrospective des origines troyennes de la monarchie française, sollicitée par Racine lui-même dans sa seconde préface). Timothy J. Reiss poursuit son exploration de la politique racinienne en se penchant cette fois sur Britannicus: à travers la présentation du régime corrompu de Néron, la tragédie fait ressortir la nature de la véritable souveraineté et la nécessité d'un ordre politique «rationnel», capable d'empêcher l'abus tyrannique du pouvoir monarchique. Au moyen d'une analyse détaillée de ce «tissu de madrigaux et d'élégies» qu'est Bérénice (selon le fameux mot de Villars), H.T. Barnwell souligne que les passages élégiaques font partie intégrante de l'action dramatique, en vertu d'une structure quasi-musicale qui rappelle l'intégration des chœurs dans la tragédie grecque. Jouant délibérément le rôle du «chicaneur» spirituel, à l'instar de Villars ou de Subligny, John Campbell se livre à une brillante démolition de Bajazet, pièce mal faite à tous les égards et bien éloignée de l'idéal de la «perfection» racinienne; mesurée à l'aune des normes aristotéliciennes, la tragédie souffre de «real problems of credibility and coherence» et ne parvient pas à soutenir l'intérêt et l'émotion des spectateurs. W.D. Howarth, de son côté, s'interroge sur «The Nature of Tragedy in Iphigénie» et présente quelques remarques décousues sur Goethe et Rotrou, le style racinien, la fatalité etc., pour finir par déplorer les théories «extravagantes» de la Nouvelle Critique, auxquelles il oppose les travaux modérés du regretté R.C. Knight.

Phèdre, comme il se doit, fait l'objet de plusieurs études fouillées. Dans «Racine's Laws», Louise K. Horowitz rappelle à juste titre (comme l'ont fait d'autres critiques avant elle) l'importance et la complexité, souvent méconnues, de la querelle successorale autour du trône d'Athènes; elle analyse de façon judicieuse les étapes et les implications de ce différend politico-juridique et en conclut (de façon trop radicale, me semble-t-il) que la tragédie illustre en définitive la ruine de toute légalité et légitimité: «Contradictions abound, for, like the gods, the laws are inherently arbitrary and capricious, subject to nullification at will, the sign of their ultimate void». Une fine enquête lexicale et poétique d'Antoine Soare nous entraîne dans le redoutable «imaginaire minoïque»: sur les traces de ses précurseurs latins et français, l'auteur de Phèdre construit un vaste réseau de correspondances dans lequel bien des mots se trouvent investis de «connotations labyrinthiques» et renvoient, de façon plus ou moins nette, à la «matrice dédaléenne»; au terme de subtils détours métaphoriques, même les cheveux, serpentins, de l'héroïne se muent «à leur tour en un analogon du labyrinthe». Barbara R. Woshinsky propose une lecture croisée de Phèdre et d'Ourika: la comparaison entre la tragédie de Racine et le roman de Duras dégage «25 important intertextualities» et surtout certaines analogies structurales et thématiques, centrées sur la répression-révélation de l'amour interdit qu'éprouve une femme «barbare» (crétoise/africaine) transportée en terre étrangère.

Cette ouverture bienvenue sur la postérité de l'œuvre racinienne est prolongée dans les deux derniers articles du recueil. Abbes Maazaoui revient sur «le Racine de Proust», en distinguant entre l'analyse stylistique, la citation parodique, et la réécriture sérieuse (notamment celle de Phèdre). Jan Baetens, enfin, utilise l'alexandrin classique comme «tremplin» pour soulever la question du vers dans les diverses tendances de la poésie contemporaine: «Ni l'avant-garde iconoclaste ni l'écriture à contraintes ne devraient donc manquer d'arguments pour s'inspirer de l'exemple racinien (quel que soit du reste l'abîme qui les en sépare) […] Le défi majeur qui se pose à l'une comme à l'autre, c'est la gestion du flux», et les poètes d'aujourd'hui devraient pour cela «retrouver les exigences et la beauté du continu» caractéristiques du texte de Racine.

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Les deux contributions de l'éditeur Richard-Laurent Barnett méritent une mention toute particulière et m'obligent malheureusement à terminer ce compte rendu par quelques rébarbatives précisions bibliographiques. Pour commencer, la demi-page présentée «en guise d'avant-propos» n'est qu'une version abrégée et légèrement modifiée de son texte «Sous Racine (En guise de prolégomènes)» qui ouvrait, treize ans auparavant, le recueil Re-lectures raciniennes: nouvelles approches du discours tragique (Etudes réunies par Richard L. Barnett, Paris-Seattle-Tübingen: PFSCL, 1986 [Biblio 17, vol. 16], pp. 11-13). Dans cet «acte de préface» fidèlement renouvelé, seules sont originales les deux premières et les deux dernières phrases, références inévitables à l'anniversaire racinien: ainsi, alors que le volume de 1986 était dédié à la «mémoire encore si résonante» de Roland Barthes, celui de 1999, tricentenaire oblige, est dédié à la «présence pleinement résonante» de Racine; du moins l'exergue de Barthes sur le texte-fétiche a-t-il survécu à cette mise à jour.

Mais passons, car il y a bien plus curieux. Outre cet avant-propos rédigé en français, le volume contient aussi une étude de Richard-Laurent Barnett, rédigée en anglais et intitulée «The Pathology of Refraction: Racine's Inbound Enactments» (pp. 158-166). Or, il s'agit là de la republication non déclarée d'un article antérieur de l'auteur, intitulé «Infinite Regress: Expansions of Naught in Racine's Phèdre» et paru dans un numéro spécial de L'Esprit créateur édité, lui aussi, par Richard-Laurent Barnett (38, 1, Spring 1998, pp. 35-45). Pour la publication dans Dalhousie French Studies, l'auteur a trouvé un tout nouveau titre et des exergues différents, ajouté deux ou trois phrases, et amplifié les références données en note; pour le reste, les deux textes semblent identiques. Qui plus est, entretemps a paru un troisième article de Barnett sur Phèdre, intitulé «Of Word and World Withered: Imperiled Representation in Racine's Phèdre» (Rivista di letterature moderne e comparate 53, 1, 2000, pp. 35-46): simple reproduction, cette fois-ci, du texte paru en 1998 dans L'Esprit créateur.

Tandis que la comparaison de ces trois publications ne révèle guère de variantes significatives, il n'en va pas de même pour leur note finale, qui a subi d'intéressantes mises à jour successives. En 1998, on lit ceci:

A skeletal version of this essay was presented to the Faculty of French Studies and Critical Theory at the Université de Genève (Switzerland) in April, 1997.
Mais en 1999, cette phrase se présente ainsi:
A skeletal version of this very essay was presented in draft form to the Faculty of Comparative Literature and Critical Theory at Cambridge University in February 1999.
Et en 2000:
A skeletal version of this essay was presented to the Faculty of Comparative Literature and Critical Theory at Cambridge University (Great Britain) in September 1999.
Par ailleurs, la note 6 du texte paru dans Dalhousie French Studies énumère dix-sept publications de Barnett relatives à Racine: quinze articles ainsi que deux livres («forthcoming» au Seuil et chez José Corti). Parmi les articles signalés se trouvent ceux-ci:
«L'aporie tragique», Etudes de lettres 33 (1992): 84-98; «Sémiotique de la démence», Neophilologus 55 (1993): 166-84; «Discours, mensonge», Travaux de littérature (1995): 88-106;
Or, aucune de ces trois références ne correspond à un article existant de Barnett (du reste, à en croire les bibliographies de Klapp et de la MLA, l'auteur n'a rien publié dans les années 1992-96).

La même note 6 renvoie aussi aux articles suivants de Barnett:

«Les pièges de l'indicible: paratexte racinien», Revue d'histoire du théâtre 71 (1990): 379-92; «Les résonances du silence racinien», Degrés: revue de synthèse à orientation sémiologique 68 (1991): 129-42; «L'hyper-auto-représentation racinienne», L'Esprit Créateur 31 (1991): 14-27; […] «Herméneutique et indicible: re-lecture interstitielle», Dalhousie French Studies 44 (1998): 1-12; […] «Poétique et marginalité: les hiatus du tragique», Seventeenth-Century French Studies 20 (1998): 1-11
Ces publications-là existent bel et bien1: ce sont cinq versions à peine différentes du même texte (les quelques variantes concernent surtout le début, les derniers paragraphes, les divers exergues, et les notes). Les deux publications de 1998 en particulier paraissent strictement identiques. Pas plus que dans les trois articles anglophones, je n'y ai trouvé de note indiquant que ces articles reproduisent, à quelque degré que ce soit, du matériel déjà publié ailleurs.

En résumé, il semble donc bien que Richard-Laurent Barnett ait réussi un «coup» remarquable et, assurément, sans exemple dans les études raciniennes: écrire deux essais et en tirer huit publications distinctes, dans des revues prestigieuses à travers le monde2. Pour l'avenir de notre profession, j'ose espérer qu'un tel exploit ne se produira plus jamais.

Volker Schröder

1 Précisons cependant que le premier article se trouve en réalité dans le volume 42 de la RHT, aux pp. 379-388; que le deuxième a paru dans Degrés 18, 63 (automne 1990), aux pages f1-f7; que la pagination correcte du troisième est 14-21; que le titre du quatrième est «Herméneutique et indicible raciniens», paru aux pp. 13-22; et que le cinquième article, paru aux pp. 153-162, porte le sous-titre «les interstices du tragique racinien».

2 Je crois que les lecteurs des PFSCL sont aussi en droit d'apprendre qu'en 1997-98 Richard-Laurent Barnett a étendu la même stratégie de publication à d'autres auteurs du XVIIe siècle: ainsi, son article «Of Discourse Subverted: Metonymic Dysfunction in Corneille's Horace» (Romanic Review 81, 1, 1990) a reparu deux fois en 1997, sous le titre «Paradigms of Artifice: Discursive Illegitimacy in Corneille's Horace» (Degrés 25, 91, 1997), et sous le titre «Sirens of the Void: Configurations of Absence in Corneille's Horace» (Dalhousie French Studies 39-40, 1997). Son article «Pascal's Proemial Tropes» (L'Esprit créateur 27, 3, 1987) a de nouveau paru sous le titre «Pascal's Prolepses» (Rivista di letterature moderne e comparate 51, 2, 1998). Enfin, les chapitres consacrés à Pascal et à Guilleragues dans le livre de Barnett, Dynamics of Detour: Codes of Indirection in Montaigne, Pascal, Racine, Guilleragues (Tübingen-Paris: Narr-Place, 1986), ont reparu plus de dix ans plus tard sous la forme suivante: «Pascal's Prescripts: the Semiotics of Suspension» (Zeitschrift für französische Sprache und Literatur 108, 1998); et «Excising the Text: Narrative Ablation in Guilleragues' Lettres portugaises» (Romanic Review 88, 3, 1997).
 

Addendum (2007):

Le texte mentionné dans l'avant-dernier paragraphe de ce compte rendu a entre-temps fait l'objet de trois nouvelles republications essentiellement identiques:

1) dans la revue Symposium 55, 1 (Spring 2001), pp. 3-14, sous le titre «Errance et transgressions raciniennes: pour une nouvelle sémiotique du discours tragique»;

2) dans la revue Revista Letras, Curitiba, no. 68 (Jan-Abr 2006), pp. 11-25, sous le titre «Les enjeux du labyrinthe: essai de sémiotique racinien»;

3) dans la revue Neohelicon 33, no. 2 (Dec. 2006), pp. 165-178, sous le titre «La parole monstrueuse: essai d'herméneutique racinienne».

L'auteur Richard-Laurent Barnett, alias R.L. Etienne Barnett, est actuellement "Provost and Chief Operating Officer" ainsi que "Chief Academic Officer Ad Interim" dans une entreprise de formation à distance dénommée "University of Atlanta" (située à Mobile, Alabama). Il a précédemment occupé des postes dans les institutions suivantes (liste non exhaustive): Purdue University; University of Cincinnati; Chatham College; Louisiana State University in Shreveport; Drake University; Lincoln University; Marygrove College; Georgia Southwestern State University; Decker College.

Addendum (2014):

Voir aussi: Michel Charles, "Le plagiat sans fard. Recette d'une singulière imposture" (fabula.org, novembre 2014).